Carl Menger : Le Fondateur de l'École Autrichienne – Une Vie Marquée par l'Insoumission Intellectuelle
Cet article dresse le portrait concis de Carl Menger (1840-1921), père fondateur de l'École Autrichienne d'économie. De ses racines galiciennes à son immersion journalistique dans les marchés viennois, il trace son parcours : études de droit, publication révolutionnaire des Principes d'économie politique (1871) introduisant l'utilité marginale – "La valeur d'un bien est égale à la différence d'importance entre les satisfactions qu'il procure et celles sans lui" –, et sa tutelle impériale auprès de l'archiduc Rodolphe. Mais c'est dans les luttes, comme le Methodenstreit contre l'historicisme de Schmoller, que brille son insoumission : déduction théorique contre accumulation descriptive, isolant le pionnier autrichien. Un legs libéral et subjectiviste, rappelant avec humour que sans Menger, on troquerait encore des diamants contre de l'eau – une lecture fluide pour (re)découvrir l'humain au cœur du marché.
LIBERTÉCARL MENGER
Yoann Paridaens
10/1/20256 min read
Imaginez un jeune homme de la fin du XIXe siècle, assis dans les fumoirs bondés des bourses viennoises, un crayon à la main, observant les marchands hagarder sur des sacs de grains ou des lingots d'or. Ce n'est pas un romancier en quête d'intrigue, mais un journaliste qui commence à douter des dogmes économiques de son époque. "Pourquoi, se demande-t-il, les prix semblent-ils défier les lois immuables de la production ?" Ce jeune homme, c'est Carl Menger, et sa curiosité insatiable va non seulement upendre les fondements de l'économie classique, mais aussi donner naissance à l'École Économique Autrichienne – cette tradition libérale, individualiste et profondément humaine qui nous enseigne encore aujourd'hui que l'économie n'est pas une machine froide, mais un ballet chaotique de choix humains. En tant qu'expert de cette école, permettez-moi de vous guider à travers la vie de Menger : ses origines modestes, ses triomphes théoriques et ses luttes acharnées contre l'orthodoxie. Prenez un café – cet article est conçu pour une lecture de dix minutes, le temps de digérer non pas des faits arides, mais des idées qui pourraient bien changer votre vision du monde.
Les Origines : D'une Famille Bourgeoise à la Quête Intellectuelle
Carl Menger von Wolfensgrün naît le 28 février 1840 à Nowy Sącz, une petite ville de Galicie, alors province reculée de l'Empire austro-hongrois (aujourd'hui en Pologne). Issu d'une famille de petite noblesse aisée, il grandit dans un milieu où le droit et le commerce se mêlent harmonieusement. Son père, Anton Menger, est un avocat prospère ; sa mère, Caroline Gerżabek, fille d'un riche marchand bohémien, incarne l'esprit entrepreneurial qui imprégnera toute la pensée de son fils. Menger n'est pas un enfant unique : il a deux frères, Anton, qui deviendra un socialiste influent et professeur de droit, et Max, avocat et député libéral au Parlement autrichien. Ironie du sort, ou présage ? Cette fratrie divisée idéologiquement reflète déjà les tensions que Menger lui-même affrontera plus tard, entre collectivisme étatique et liberté individuelle.
Dès 1859, Menger entame des études de droit à l'Université Charles de Prague, puis à l'Université de Vienne, avant d'obtenir son doctorat en jurisprudence à l'Université Jagellonne de Cracovie en 1867. Mais le droit, pour lui, n'est qu'un tremplin. Dans les années 1860, il se tourne vers le journalisme économique, collaborant avec des titres comme la Lemberger Zeitung à Lemberg (aujourd'hui Lviv) et la Wiener Zeitung à Vienne. C'est là, au cœur des marchés, que naît sa vocation. En observant les acteurs économiques – ces "hommes ordinaires" qui troquent, négocient et spéculent –, Menger perçoit une faille béante dans la théorie classique, inspirée d'Adam Smith et David Ricardo. Pourquoi les biens rares comme les diamants valent-ils plus que l'eau, pourtant vitale ? La réponse, bien sûr, réside non dans le coût de production, mais dans l'utilité marginale pour l'individu – une idée qu'il formalisera bientôt.
Cette période journalistique n'est pas un simple apprentissage : c'est une immersion dans la réalité humaine que l'École Autrichienne chérira toujours. Comme le notera plus tard Ludwig von Mises, grand disciple indirect de Menger, "l'École Autrichienne commence en 1871 avec la publication des Principes d'économie politique de Carl Menger... Avant la fin des années 1870, il n'y avait pas d'École Autrichienne. Il n'y avait que Carl Menger." Mises, dans son Souvenirs d'un libéral, souligne ainsi l'isolement initial de Menger, un homme qui forge sa voie sans école ni maître, fidèle à la méthode autrichienne : partir de l'action humaine concrète pour déduire des lois universelles.
La Révolution Théorique : Naissance des Principes Autrichiens
1871 marque le tournant décisif. À 31 ans, Menger publie Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Principes d'économie politique), un ouvrage modeste de 285 pages qui déclenche la Révolution Marginaliste – un séisme intellectuel partagé, indépendamment, avec William Stanley Jevons en Angleterre et Léon Walras en Suisse. Mais c'est Menger qui pose les fondations de l'approche autrichienne, radicalement subjectiviste. Oubliez les coûts objectifs : pour lui, la valeur naît de l'appréciation subjective des individus. "La valeur d'un bien, écrit-il, est égale à la différence d'importance entre les satisfactions que l'on peut atteindre avec ce bien et celles que l'on atteindrait sans lui." Imaginez : vous avez cinq verres d'eau dans le désert ; le premier sauve votre vie (valeur infinie), le cinquième n'est qu'un luxe superflu (valeur nulle). C'est l'utilité marginale, ce joyau qui résout le "paradoxe de la valeur" et rend l'économie humaine, non mécanique.
Menger étend cette logique à l'échange : "Les deux parties gagnent de l'échange", car la valeur est intersubjective, forgée par la négociation mutuelle. Pas de plus-value exploitante ici, comme chez Marx ; juste des gains mutuels, un pilier du libéralisme autrichien. Il applique cela à l'argent, qu'il voit émerger organiquement : non comme invention étatique, mais comme le bien le plus "vendable" (saleable), sélectionné par le marché pour sa durabilité et sa divisibilité. "L'argent n'est pas une invention de l'État. Il n'est pas le produit d'un acte législatif. Même la sanction de l'autorité politique..." – une phrase inachevée dans ses notes, mais qui claque comme un refus poli à tous les monétaristes interventionnistes. Humour autrichien oblige : si Menger vivait aujourd'hui, il rirait probablement des cryptomonnaies, en rappelant que l'or a conquis le monde sans whitepaper ni ICO.
Sa carrière académique décolle : Privat-Dozent à Vienne en 1872, professeur associé en 1873. En 1876, il devient tuteur privé de l'archiduc Rodolphe, héritier du trône Habsbourg – un honneur rare qui le mène aux plus hauts cercles impériaux. Il accompagne le prince en voyages, co-écrit un pamphlet libéral en 1878 critiquant le conservatisme clérical. Mais la tragédie frappe : Rodolphe se suicide en 1889 à Mayerling, laissant Menger ébranlé. Nommé professeur titulaire en 1879 et Hofrat en 1900, il démissionne en 1903, dégoûté par la médiocrité académique. Retiré à Vienne, il meurt le 26 février 1921, à 81 ans, laissant un fils, Karl Menger, mathématicien éminent.
Les Luttes : Le Methodenstreit et l'Exil Intellectuel
Si Menger est un pionnier, il n'est pas épargné par les tempêtes. Sa plus grande bataille ? Le Methodenstreit (Quarrel sur la Méthode), un duel intellectuel épique contre l'École Historique Allemande, menée par Gustav von Schmoller. Dans Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften (1883), Menger défend une approche théorique, déductive : les sciences sociales doivent viser des "lois exactes" basées sur l'action humaine, non sur une accumulation descriptive d'histoires. "L'orientation réaliste de la recherche théorique ne peut mener qu'à des 'types réels' et des 'lois empiriques'", critique-t-il, arguant que sans théorie abstraite, on stagne dans l'anecdote.
Schmoller, champion de l'historicisme, riposte avec mépris : il moque les "Autrichiens" comme des théoriciens déconnectés de la réalité. Le débat s'envenime en 1884 avec Die Irrtümer des Historismus in der deutschen Nationalökonomie de Menger, une charge frontale. Résultat ? Isolation : l'Allemagne, bastion historiciste, snobe Menger ; même en Autriche, ses idées peinent à percer. Comme le note Friedrich Hayek, "les idées fondamentales de l'École Autrichienne appartiennent pleinement et entièrement à Carl Menger." Pourtant, ce pionnier reste marginal, mentor discret d'Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser, qui propageront son flambeau.
D'autres luttes marquent sa vie : une promotion professorale tardive malgré son génie (à 33 ans seulement pour le poste initial, mais des années pour la pleine reconnaissance) ; des rivalités à Vienne, où le droit domine l'économie ; et un pessimisme croissant sur la science allemande, qu'il voit sombrer dans le relativisme. En 1888, il dirige une commission monétaire autrichienne, plaidant pour un étalon-or stable – une victoire partielle, mais vite éclipsée par les vents protectionnistes. Humour noir : Menger, défenseur de l'ordre spontané, doit souvent se battre contre l'ordre imposé... par des bureaucrates qui n'ont jamais vu un marché de leurs yeux.
L'Héritage : Des Leçons pour Notre Temps
Carl Menger n'est pas qu'un nom dans les manuels ; il est le père spirituel d'une lignée illustre : Böhm-Bawerk, Mises, Hayek – tous redevables de sa subjectivité radicale. Son insistance sur l'individu comme point de départ – "Comment des institutions servant le bien commun naissent-elles sans volonté commune ?" – anticipe les analyses autrichiennes des cycles économiques et de l'interventionnisme. Aujourd'hui, face aux bulles monétaires et aux planifications vertes imposées, Menger nous rappelle : la valeur n'est pas décrétée, elle émerge.
Sa vie, tissée de triomphes discrets et de combats acharnés, incarne l'esprit autrichien : rigoureux, libéral, humain. Comme Mises le résume, Menger n'a pas fondé une école ; il a libéré l'économie de ses chaînes classiques. Et si, par un clin d'œil humoristique, on disait que sans lui, nous troquerions encore des diamants contre de l'eau ? Merci, Carl, pour nous avoir appris à voir clair dans le chaos des marchés.
En refermant ces lignes, retenez ceci : l'histoire de Menger n'est pas celle d'un héros triomphant, mais d'un penseur tenace qui, contre vents et marées historicistes, a prouvé que la vérité économique fleurit dans l'esprit libre. Pour creuser plus, plongez dans ses Principes – une lecture qui, je vous le promets, vaut tous les marchés du monde.